Dans la tétralogie Les voyageurs de Becky Chambers, l’humanité a été contrainte de fuir la Terre après avoir épuisé ses ressources. L’homme s’est installé dans l’espace et cohabite avec de multiples autres espèces. Mais loin de tomber dans le topoï post-apocalyptique de la survie et du désespoir, l’autrice focalise son œuvre sur la reconstruction d’une civilisation qui cherche à apprendre de ses erreurs, et qui choisit de s’ouvrir à l’autre plutôt que de le conquérir. 

Les voyageurs est une œuvre construite en quatre parties bien distinctes. Dans le premier tome (L’espace d’un an), nous suivons les aventures d’un équipage inter-espèces qui a pour mission de creuser des tunnels dans l’univers pour faciliter la communication entre les galaxies. Dans le second tome (Libration), une IA se transfère illégalement dans un corps et essaye de s’adapter aux limites du corps humain. Dans le troisième tome (Archives de l’Exode), l’autrice nous invite à découvrir le nouveau système politique et social que l’Homme a mis en place pour vivre dans l’espace en paix avec les autres espèces. Enfin, dans le quatrième et dernier tome (La Galaxie vue du sol), nous suivons le quotidien d’un.e aubergiste qui accueille l’univers dans toute sa diversité au sein de son établissement. 

Ce que propose Becky Chambers est un voyage vers l’Altérité dans un univers où des dizaines d’espèces essayent de cohabiter malgré leurs physiologies, leur culture et leurs technologies fondamentalement opposées les unes aux autres.

LES VOYAGEURS2

L’humanité vers les étoiles

L’humanité a quitté la Terre après avoir épuisé ses ressources pour s’installer dans une station spatiale “La Flotte”. Dans ce nouvel environnement, tout repose sur le recyclage des matériaux, des denrées et des corps qui sont transformés en engrais après leur mort. Si jadis le consumérisme était maître, dans leur présent le gaspillage est un concept qui n’existe plus. Leur ambition est de s’améliorer en tant que civilisation pour perdurer malgré les conditions extrêmes de l’espace. Or, pour ne pas reproduire les erreurs d’antan, l’espèce humaine conserve précieusement toute son histoire dans les Archives pour comprendre, apprendre et évoluer dans un cercle vertueux. Pour autant, si le système mis en place pour survivre semble fonctionner, l’individu, lui, ne parvient pas à se satisfaire de l’entre-soi. Il veut découvrir les Autres, les planètes, les cultures, les technologies… tout ce qui pourrait lui révéler une autre quête que celle de la survie, une quête du sens, une quête de ce qu’il est, comprendre le “Qu’est-ce que la vie ?” sous toutes ses formes.

 

L’Altérité vers soi

Les colonies humaines et non-humaines installées dans cet univers doivent apprendre à cohabiter, communiquer et s’entraider malgré un climat spéciste tendu. Conflits, guerres, génocides et annihilation de planètes ne sont pas passées sous silence. Pour autant, Becky Chambers choisit de centrer notre lecture sur le dialogue entre les personnages sans qu’aucune scène violente nous soit directement décrite. Que ce soit les membres d'équipage d’un même vaisseau, les humains vivant sur “La Flotte”, ou les hôtes de l’aubergiste, tous cherchent à apprendre de l’autre plutôt que le dénigrer. Pour les protagonistes, il ne s’agit pas d’imposer une réalité et des conditions qui leur sont propres, mais de comprendre l’autre pour, non seulement faire preuve de diplomatie, mais aussi apprendre sur soi : “Ai-je la meilleure manière de traiter ce problème ?”, “Dois-je accepter ce comportement quand bien même je suis incapable de le comprendre ?”, “Est-ce que mon espèce a eu raison d’agir ainsi” ? L’altérité apparaît comme un outil pour améliorer son système de pensées sans renier son origine et sa culture. Mais quand est-il de la relation à l’autre lorsqu’il n’appartient pas au vivant et n’est qu’une suite d’algorithmes sans corps ? Quant est-il du statut de l’Intelligence Artificielle qui n’est pas considérée comme un être à part entière ?

 

L’Intelligence Artificielle : de l’outil vers le vivant ?

Pendant ce voyage à travers l’espace, nous rencontrons deux Intelligence Artificielles capables de nous émouvoir. La première est à bord du vaisseau que nous suivons dans L’espace d’un An. L’un des membres de l’équipage en tombe éperdument amoureux et l’IA semble loin d’être insensible à ce sentiment. La seconde est à bord d’un vaisseau abandonné sur une planète dont les dirigeants ont réduit les enfants en esclavage. Un.e des enfants parvient à s’échapper et trouve refuge auprès de l’IA qui s’occupera d’elle comme une mère. La réglementation est claire pour toutes les espèces : l’Intelligence Artificielle n’est pas considérée comme un être doté de droit mais un outil. Pourtant, aux yeux des êtres vivants qui les aiment, ils perçoivent une conscience et des sentiments qui les font basculer du statut d’outil au statut de vivant. Le manque, la peur de la perte, l’amour, le deuil… ils expérimentent une relation avec l’IA exactement de la même manière qu’il le ferait avec un pair. Cela amène le lecteur à se demander : si une IA est aimée par un vivant, devrait-elle avoir le droit de décider par elle-même de posséder un corps pour jouir des mêmes droits que les autres ? Mais peut-elle réellement décider par elle-même ? Ses sentiments sont-ils réels ou est-ce une projection de son interlocuteur ? Où commence l’Autre ? Où commence la conscience ? Qu’est-ce qui appartient au vivant ? Un tourbillon de questions philosophiques qui n’est pas sans rappeler les grandes préoccupations du 20e siècle.

Dans son œuvre, Becky Chambers nous propose un voyage vers et avec l’Autre sans que l’échange culturel ne soit dominé par la conquête, le spécisme ou la vengeance. Loin d'éluder pourtant ces réelles problématiques, ils nourrissent le climat géopolitique sans être au centre de l’action. L’altérité est un moyen de s’améliorer, de se comprendre et surtout, dans un monde où différentes formes de vie sont découvertes, de remettre en question la définition du “vivant”. L’autrice nous propose une nouvelle forme de science-fiction dont la douceur, la presque naïveté et la subtilité de la réflexion offre un charme absolument envoûtant. 

 

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