Le 9 avril 2001 mourrait Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit. A l'instar de Gaston Gallimard, il fut une figure incontournable de l'édition française. La comparaison avec le patron de la rue Sébastien-Bottin s'arrête là, tant leurs trajectoires paraissent bien différentes. Au prestige et au "classicisme" de Gallimard répondent l'exigence et l'engagement de Minuit.
Créée dans la clandestinité par Vercors, la maison vit le jour en 1942 sous l'occupation allemande grâce au courage d'imprimeurs travaillant la nuit tombée (d'où le nom). Ainsi, des textes d'illustres écrivains (Aragon, Mauriac...) cachés sous des pseudonymes furent distribués sous le manteau. Mais ce fut l'énorme succès du Silence de la mer de Vercors qui assit la réputation de la maison avant qu'un jeune résistant, Jérôme Lindon, n'en prenne les rennes. Dix ans après la disparition de celui qui offrit à la maison ses lettres de noblesses, la médiathèque vous propose une sélection de titres qui firent et font encore des éditions de Minuit un modèle pour nombre de lecteurs.
« Ça s’arrête un matin gris, dans une rue de Trouville, le jeudi 12 avril 2001. Je suis en train de faire des courses quand mon téléphone sonne dans ma poche. C’est Irène qui m’annonce que Jérôme Lindon est mort lundi, et enterré ce jeudi matin même. Les heures qui suivent, je n’ai pas envie d’en parler. » Le magnifique Jérôme Lindon de Jean Echenoz est sans nul doute le plus bel hommage rendu à cette figure atypique. En 1948, confronté à de lourds problèmes financiers , Vercors quitte la direction de Minuit et cède sa place Jérôme Lindon. Malgré la situation, ce dernier n'hésite pas à publier des auteurs réputés (Georges Bataille, Arthur Miller, Karl Jaspers...) mais qui pourtant ne vendent pas. Puis, en 1950, Suzanne Beckett présente à Minuit trois manuscrits de son mari que de nombreux éditeurs ont refusés. Un an plus tard, Molloy, le premier roman de l'Irlandais - qui vit en France depuis 1938 et écrit en français - paraît. « Il est sympathique ce jeune homme. Quand je pense qu'il va faire faillite à cause de moi », dit Samuel Beckett à la sortie de son livre. Mais, bon an, mal an, les éditions tiennent et en 1953, En attendant Godot, est montée par Roger Blin au Théâtre Babylone. La pièce fait sensation et les éditions de Minuit voient plus sereinement leur place au sein de l'édition française.
Dans les années 1950, l’acuité de Jérôme Lindon ne peut plus être contestée. En 1953, il publie Les Gommes, le premier roman d’un jeune ingénieur agronome, Alain Robbe-Grillet, déjà remarqué pour un article sur En attendant Godot. Autour de lui, un groupe d'écrivains se forme dans lequel on trouve, outre Beckett, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Michel Butor ou encore Robert Pinget, tous publiés chez Minuit par Lindon. Repoussant les conventions du roman traditionnel tel qu'il s'était imposé au XIXe siècle, ces écrivains désirent une écriture consciente d’elle-même, une écriture qui s’interroge et où la position du narrateur est constamment questionnée et mise en doute (quelle est sa place, pourquoi raconte-t-il ?). Ainsi, l'intrigue et le personnage, jusqu’ici socle de la fiction, s'estompent, passent au second plan, pour atteindre un type d’abstraction, la forme pour la forme, comme l’œuvre de Mondrian est, en peinture, une recherche de la couleur pour la couleur. Cette façon inédite d’appréhender la littérature s’appelle le Nouveau Roman, mouvement révolutionnaire intimement lié aux éditions de Minuit.
En 1958, Jérôme Lindon et les éditions de Minuit sortent Moderato Cantabile d'une certaine Marguerite Duras, puis Détruire dit-elle en 1969. De 1977 à 1987, Minuit publie l’essentiel de l'oeuvre de la romancière. Le succès de L’Amant, paru le 1er septembre 1984, est foudroyant. Mais quelle place tient-elle dans le catalogue de Minuit ? « Je ne sais que vous dire... Toutes ces questions pour vos devoirs en classe, vos examens de toutes sortes ne sont pas très stimulantes. Tout ce que je peux vous dire c'est que je n'ai jamais véritablement fait partie du nouveau roman, et il n'est nullement établi que Moderato Cantabile en fasse partie. On dit souvent que c'est Lol V Stein qui se rapproche de sa définition. Mais tout est possible. Lisez Pour un nouveau roman de Robbe-Grillet, lisez Moderato Cantabile et faites-vous une opinion. » Marguerite Duras s'est ainsi toujours plus ou moins défendue de faire partie du groupe dont les règles lui paraissaient peut-être trop limitatives et il serait plutôt pertinent de voir son œuvre comme une parfaite transition entre deux époques des éditions de Minuit, le maillon reliant le Nouveau Roman aux écrivains contemporains qui en sont les héritiers éloignés. Car dès le début des années 1980, Jérôme Lindon débusque toute une génération d'écrivains dont les livres étaient jusqu'ici refusés par les autres éditeurs - les témoignages de Jean Echenoz ou de Jean-Philippe Toussaint sont sur ce point mémorables -, des écrivains qui font encore les beaux jours de Minuit. Lorsque l'on se penche sur leurs écrits, c'est tout avant la cohérence éditoriale qui frappe le lecteur. Une écriture du décalage, de l'incongruité, allant de la parodie de roman policier au polar nouveau nouveau roman, en passant par le récit d'aventure où il ne se passe pas grand chose et la « fiction sans scrupules biographiques » comme chez Echenoz.
En marge du roman, de la poésie et du théâtre, Minuit développe assez tôt des collections et des revues interrogeant l’Art et le monde contemporain. On pourrait citer pêle-mêle la collection « Forces vives », qui aborde les problèmes de l’architecture moderne en donnant la parole à des architectes (notamment Le Corbusier) ; la revue « Arguments », fondée par Kostas Axelos, Jean Duvignaud et Edgar Morin, qui fit paraître vingt-huit numéros entre 1957 et 1962, avant de publier quelques livres (L’Érotisme de Georges Bataille par exemple) ; la collection « Le Sens commun », née en 1966 et créée par Pierre Bourdieu, regroupant entre autres des ouvrages de Théodor Adorno et Pierre Bourdieu ; la revue mensuelle « Critique », fondée en 1946 par Georges Bataille, qui paraît aux Éditions de Minuit depuis 1950 (on y trouve certains titres de Gilles Deleuze, notamment L’Anti-Œdipe, écrit avec Félix Guattari, Mille plateaux et Qu’est-ce que la philosophie ?) ; ou encore la collection « Philosophie » qui publie des travaux de jeunes philosophes. Après l’arrêt de plusieurs collections consacrées aux sciences humaines, une nouvelle collection voit le jour en 1993, « Paradoxe », titre emprunté au premier livre de Pierre Bayard. Ce dernier y a publié ensuite neuf ouvrages dont Qui a tué Roger Ackroyd ? en 1998, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? en 2007 ou Le plagiat par anticipation en 2009.
Jérôme Lindon / Jean Echenoz ; Minuit, 2001.- 62 p.
L'auteur raconte, avec nostalgie, ses débuts difficiles dans l'édition et sa rencontre avec l'ancien directeur général des éditions du Minuit, Jérôme Lindon. Plus qu'un hommage, le livre peut également se lire comme une transition dans l’œuvre d'Echenoz qui poursuivra dans l'écriture de « vies » avec Ravel, Courir et Des éclairs.
Les Editions de Minuit : 1942-1955 : le devoir d'insoumission / Anne Simonin ; IMEC, 2008.- 523 p.
