How to save a dead friend, le premier long métrage de la jeune réalisatrice russe Marusya Syroechkovskaya, est un cri personnel et le message poignant d’une génération piégée et réduite au silence par le gouvernement autocratique de Poutine. Mais c’est avant tout l’histoire d'amour de Kimi et Marusya, égarés dans ce monde chancelant.
Montage d’archives personnelles, le film synthétise douze années d’images enregistrées par la réalisatrice, de son adolescence à l’âge adulte, axées sur sa relation avec Kimi Morev, son ami de toujours et ex-mari.
Ce mémoire documentaire, et extrêmement documenté, est accompagné de la voix off de Marusya qui lui confère une fluidité unique et un magnétisme très émouvant. Il présente un panorama caustique et mélancolique de ce que signifie être jeune et rebelle dans la « Russie de la déprime ».
Bridée par un régime de plus en plus despotique, Marusya, seize ans, décide, comme beaucoup de ses camarades, de se suicider d'ici la fin de l'année. Contre toute attente, son marasme se dissipe grâce à Kimi dont elle tombe éperdument amoureuse. Elle vient du centre de Moscou, lui de Butovo, un des quartiers qui symbolise ce qu'est la dépression, la réalité brutale derrière l'image de « Russie saine » véhiculée par la propagande. Il adore Nirvana et Joy Division, et ils s’unissent au son de la musique indépendante - un code de rébellion bien plus significatif en Russie qu’en Occident.
La première fois qu'ils s'embrassent, il saigne du nez, quand elle pleure, il la réconforte. Comme dans un étrange conte de fées rafraîchissant fait d'autodérision, ils connaissent quelque chose qui semble proche du bonheur et d’un romantisme punk. Leurs photos d'enfants, les écrans partagés dans leur lit, le fait de se filmer les uns les autres, de zoomer et d'ajuster la mise au point de la caméra sont autant de témoignages que de partages généreux. Ensemble, ils vivent comme s’il n’y avait pas de lendemain. Ils filment l'euphorie, la peur et le désespoir de leur jeunesse.
Le film commence en 2016 avec ce qui pourrait ressembler à la fin du récit : une balade angoissante en voiture, une fenêtre embuée par le froid et la douleur, un enterrement où la réalisatrice tient dans sa main une poignée de neige pour la jeter sur le cercueil de Kimi. Peu à peu, nous apprenons qu’après une enfance heureuse, elle connaît des troubles à l'adolescence avec un passage dans un hôpital psychiatrique, des antécédents d'automutilation et des pensées suicidaires. Son attirance pour Kimi n’a rien de surprenant : il a des cicatrices aux poignets et combat ses démons en prenant beaucoup de drogues.
La dépression est d’ailleurs une constante dans l’entourage du couple ; Marusya dresse une liste conséquente d'amis décédés, soit par suicide, soit par overdose. Alors que l'addiction de Kimi menace de le faire disparaître à jamais, la caméra de la réalisatrice devient sa dernière chance de sauver une partie de son âme fragile. Marusya aspire à exorciser ses idées noires à travers l’art (la musique, le cinéma, la photographie). Et l’exploration de ses propres limites physiques la conduit même à une séance assez déconcertante de suspension du corps nécessitant la pose de crochets dans le dos : une façon extrême de continuer à se sentir vivante.
La révolte parallèle de Kimi, elle, passe par la drogue. Son addiction à l’héroïne (comme celle de son frère aîné dont l'état physique et mental se détériore au fil des années) déclenche une série de séjours en cure de désintoxication, de rechutes, et il se retrouve très vite sous l’emprise annihilatrice de son traitement psychiatrique.
Inéluctablement, le couple se sépare mais entretient clairement une connexion tendre et profonde. Le lien durable, la tendresse pérenne et la confiance qu’ils ont tissée au fil des années permettent à leurs sentiments de cristalliser une amitié inébranlable.
L’expérience intime est inextricablement entrecoupée par le flux d’images d’archives. Les manifestations dans la rue ; l’image géante d’Anna Politkovskaïa hissée dans un cortège pour demander la libération des prisonniers politiques ; les discours du Nouvel An de Medvedev puis de Poutine quand en 2013 il s’adressait à sa nation en vantant les valeurs de la gentillesse et de la compassion ; le championnat d'Europe de football 2008 qui dispense un flot d’enthousiasme et un sentiment d'appartenance de courte durée… L’écoulement du temps diégétique est également suggéré en partie par une série d'émissions télévisées.
Kimi n’ayant pas eu d’espace cinématographique salvateur, Marusya le lui offre. Un regard rétrospectif à l’instar d’une élégie ardente, urgente, et grandement politique. Certaines photos et certaines scènes ont la franchise sans fard de célèbres documentaristes de la contre-culture comme Nan Goldin et Larry Clark. Souvent visuellement brut dans le style classique d’un journal vidéo, How to save a dead friend comporte des moments d’une beauté saisissante, notamment lorsque Marusya manipule numériquement l’image de Kimi sur une tablette, pour, délicatement, en extraire un authentique personnage de cinéma.
« S’il y a une vie après la mort, alors elle est numérique, comme ça. Où tu restes pixelisé pour toujours. Où chaque moment de notre vie se répète encore et encore. »
Les voix de Kimi et Marusya, bien qu’entravées par l’un des régimes les plus rigides au monde, parviennent à percer le vacarme assourdissant et écrasant de l’histoire, et de notre époque.