Comment parler de la pauvreté à des enfants ? Comment les sensibiliser de façon à la fois pragmatique et pédagogique ? Comment aborder cette notion en termes simples – mais jamais simplistes – qui soient compréhensibles par tous ?
Et surtout, comment aborder la pauvreté en évitant de tomber dans les raccourcis faciles, les clichés attendus comme les réflexes moralisateurs ? C'est à ce défi de taille que se sont confrontées Esther Duflo et Cheyenne Olivier dans cette suite d'albums située quelque part entre fiction et documentaire, à destination non seulement des plus jeunes mais aussi de tous ceux qui les accompagnent dans leurs lectures.
Qu'ils s'appellent Nilou, Afia, Neso, Najy, Bibir ou Tsongai,... tous les enfants fictifs présents dans chacun des albums nous font découvrir une problématique économique précise, toujours reliée à la pauvreté. On pourrait facilement croire le sujet austère et le pari impossible à tenir. Et pourtant, qu'il s'agisse du rapport à l'école dans les pays pauvres, de la difficulté de se soigner, de l'obligation de quitter son village pour travailler dans les grandes villes pour aider sa famille, des nombreuses conséquences de la déforestation ou de la question des rapports homme-femme, tous les thèmes sont abordés sous forme de situations concrètes et de questionnement, voire même des remises en question de ce que l'on croit savoir.
Le constat est pourtant là. Si l'on en croît les chiffres de la Banque Mondiale, près de 365 millions d'enfants vivaient – avant la crise COVID – dans la plus grande pauvreté, c'est à dire avec moins de 1,60 euros par jour. Ce constat s'aggrave encore si l'on prend en compte les chiffres de l'UNICEF selon lesquels 1 enfant sur 6 vit dans une extrême pauvreté et que cette proportion tend malheureusement à augmenter.
C'est donc forte de son expérience d'économiste et de professeure qu'Esther Duflo, prix Nobel d'économie en 2019, a décidé d'adapter le résultat de ses recherches et son travail sur les mécanismes de la pauvreté dans le monde et sur les moyens de les enrayer. Consciente qu'il n'est jamais trop tôt pour réfléchir à ces questions, elle a imaginé et écrit des textes à la fois courts et éclairants. Et c'est bien la grande force de ces petites histoires du quotidien que de nous présenter tous ces personnages de façon réaliste, de manière ni héroïque, ni plaintive. Des personnages auxquels les enfants peuvent s'identifier facilement. Des personnages qui, comme eux finalement, font face à des contraintes, des obstacles, des contradictions parfois, et qui cherchent et trouvent malgré tout leurs solutions. Chaque histoire est d'ailleurs suivie d'explications et d'informations pour les adultes accompagnants (parents, enseignants, bibliothécaires) afin de nourrir la réflexion et permettre le débat.
Pour éviter toute stigmatisation, les pays dans lesquels vivent ces enfants ne sont jamais mentionnés, ni même identifiés visuellement. Cette volonté des deux autrices se double d'une approche graphique singulière qui pourra surprendre mais qui s'avère pourtant d'une très grande cohérence : les personnages n'ont pas de couleur de peau particulière (ils sont de toutes les couleurs !), les décors sont stylisés et épurés. L'illustratrice Cheyenne Olivier s'inspire de formes géométriques simples, mais aussi des graphiques utilisés dans les sciences économiques dont elle détourne malicieusement les codes et les éléments avec des couleurs vives, éclatantes et contrastées. Vous trouverez d'ailleurs en bas de cet article un entretien réalisé avec les deux autrices dans lequel elles expliquent leur démarche.
Avec cette série précieuse autant qu'originale, Esther Duflo et Cheyenne Olivier prouvent, si besoin était, que les documentaires jeunesse contemporains parviennent à repousser un peu plus loin, par leur audace, leur inventivité et leur approche, les limites imposées du genre, en misant avec raison sur l'ouverture d'esprit, la curiosité, et l'absence de préjugés des jeunes enfants.
Car lire et faire dire, c'est peut-être déjà agir...
Esther Duflo est née le 25 octobre 1972 à Paris. C'est une économiste d'origine franco-américaine, professeure à la prestigieuse Massachussetts Institute of Technology (MIT) ainsi qu'au Collège de France.Rédactrice d'une thèse sur l'évaluation économique des projets de développement, elle va consacrer tout son travail de recherche à l'analyse de la pauvreté.
Elle obtiendra d'ailleurs en 2015 la première chaire internationale "Savoirs contre la pauvreté" au Collège de France, puis la chaire statutaire "Pauvreté et politiques publiques" en 2022. Entre temps, elle publiera deux ouvrages majeurs en 2010, Le Développement humain. Lutter contre la pauvreté (1) ainsi que La Politique de l'autonomie. Lutter contre la pauvreté (2). Avec son mari, l'économiste américain Abhijit Vinayak Banerjee, elle publiera aux éditions du Seuil Repenser l'économie en 2012 et Économie utile pour des temps difficiles, toujours aux éditions du Seuil en 2020.
Elle obtiendra, aux côtés de son mari et de Michael Kremer, le Prix Nobel de l'économie en 2019 pour l'ensemble de leurs travaux sur la lutte contre la pauvreté.
Enfin, depuis 2022, elle écrit la série "La Pauvreté expliquée aux enfants" avec Cheyenne Olivier aux illustrations, aux éditions Seuil Jeunesse.
Nastasia Verdeil, dite Cheyenne Olivier, est une autrice et illustratrice française d'albums pour enfants et de bandes dessinées. Elle intègre l'école supérieure des arts et industries graphiques (École Estienne) où elle obtient son diplôme national des métiers d'art, option "illustration". En 2016, elle obtient le Prix Jeunes Talents du Festival de bande dessinée d'Angoulême pour Fashion Victim. Étudiante la même année à a Haute École des arts du Rhin, elle devient doctorante à l'Université de Tours et à l'école supérieure d'arts et de design d'Orléans en décembre 2021. Adoptant le nom de Cheyenne Olivier, elle exerce essentiellement des activités spécialisées de design. Investie dans les questions sociales, environnementales et écologiques, elle illustre depuis 2022 la série écrite par Esther Duflo.