Portrait poignant de l’innocence et de l’expérience, La Belle est une fable limpide, simple et exquise qui capture avec une grande justesse et une délicatesse aérienne le monde intérieur de l’enfance.

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Inga a six ans et vit avec sa mère célibataire, dévouée mais mélancolique. Les enfants passent leurs journées d'été à jouer avec insouciance dans l'une des cours de la vieille ville de Vilnius. Inga aime particulièrement le jeu « La belle » qui consiste à tourner et danser au milieu d'un cercle de camarades qui la comblent de compliments. Elles en reçoit généralement beaucoup, elle se sent belle et est justement considérée comme une beauté. Tout change lorsqu'un garçon emménage dans son immeuble : il n’aime pas les taches de rousseur d’Inga, il la trouve laide et n’hésite pas à le lui dire frontalement. Dans ce monde idyllique, cet aphorisme brise l’estime de soi de la jeune Inga, l’entraînant dans sa première crise d’identité et la forçant à prendre en compte les réalités du monde qui l’entoure. Même si la petite fille en est blessée, elle continue de croire que la beauté existe.

Arunas Zebriunas est l’un des cinéastes lituaniens les plus éminents et les plus appréciés. Il est connu comme étant le premier réalisateur de son pays à avoir tenté de révéler l’introspection de l’enfance. La plupart de ses films contiennent de nombreuses réflexions philosophiques sur la valeur du bien et du mal, nimbées du rêve nécessaire au cheminement initiatique de l’enfant. Celles-ci sont célébrées avec toute la douceur, la poésie et tout le lyrisme inhérents à la fraîcheur de cette période bénie. Regarder le monde à travers les yeux des enfants est aussi devenu un moyen pour lui d'échapper à la censure et aux exigences idéologiques soviétiques.

Les œuvres de Zebriunas (La Jeune fille à l’écho, Le Petit prince, Domas le rêveur...) ont été saluées pour leur style unique et leurs récits sensibles qui ont inspiré plusieurs générations de cinéastes.

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Le film s’ouvre sur cette fillette aux grands yeux et au regard espiègle. Ses pantomimes indomptées et cocasses quand elle danse sont suivies au plus près par les déplacements célestes de la caméra. Dès les plans inauguraux, elle illumine l’écran de sa présence et de sa prestance. Inga est en représentation, pour nous spectateurs et pour ses compagnons de jeu admiratifs.

Arunas Zebriunas va donc la suivre dans son quotidien à Vilnius. Dans le contexte historique de cette période soviétique, les cinéastes lituaniens évitaient généralement de tourner dans les villes qui leur évoquaient le régime soviétique et l'occupation. Ici la ville fait revivre la nostalgie enfantine et rappelle le néo-réalisme italien ou la Nouvelle vague française en privilégiant les espaces naturels. On pense à Allemagne année zéro (1948) de Roberto Rosellini ou aux Quatre cents coups (1959) de François Truffaut. Bien que l'atmosphère radieuse soit hantée par des moments plus sombres reflétant les ombres et les tensions du passé, les rêves déçus et les espoirs vains du présent, La Belle privilégie les métaphores, comme une bouffée d'air frais.

La ville, la campagne, les cours d’immeubles où les enfants évoluent librement, sont autant de lieux propices aux nombreuses découvertes d’Inga. Zebriunas offre une belle allégorie de la perception du monde dans la succession de plans de paysages où Inga semble complètement perdue et dans celle de scènes de rue où elle peut se cacher. Toute l’ambivalence de l’apprentissage et de la recherche de soi y sont représentées, en prenant toujours le soin de faire émerger la palette émotionnelle de la petite fille.

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Au-delà des sentiments subtils et variés qu'il dépeint, le cinéaste crée un contraste saisissant à partir de l’entrée en scène du garçon qui discrédite la grâce d’Inga en venant saboter son jeu très codifié. Le film change radicalement de ton et laisse entrevoir la vulnérabilité d'une enfant jusque-là toujours joyeuse. Paradoxalement, Inga recherche sans relâche la compagnie du garçon qui la méprise. Les enfants s'amusaient avec légèreté, et pour la première fois ils sont amenés à s’interroger sur la notion d’altérité et de vérité.

Et la façon dont Inga interagit avec son environnement est déchirante.

On réalise combien il est important de prendre au sérieux les sentiments de l’autre en lui manifestant de la bienveillance. D’ailleurs chaque échange avec les personnes rencontrées dans la rue ou dans la cour d'immeuble promet l’entremise d’un nouveau défi. Inga croise même la route d’un chien dont la position d’attente n’est pas sans rappeler celle de la mère. Mais comme D’Artagnan, le héros de sa lecture secrète du soir, Inga sort victorieuse de ces nombreuses épreuves.

Concernant le questionnement sur le concept de beauté, Inga se rend compte que celle-ci est dans le regard de celui qui regarde. In fine, ce motif est admirablement évoqué dans une conversation touchante entre la fille et la mère quand cette dernière ne cherche ni à flatter son physique ni celui de sa fille. Elle lui tient un discours objectif sur la notion de beauté en écartant toute minauderie tandis qu’Inga lui murmure la plus belle des déclarations filiales.

Inga Mickyte, la merveilleuse petite actrice, douée et incandescente, corrobore l'empathie profonde que l'on ressent pour son personnage.

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La Belle n'est sorti sur les écrans français qu'en 2018.

Le film fait partie de ces chefs-d'œuvre presque imperceptibles, rares et méconnus, qui séduisent dès le premier regard. L’habileté et la portée des plans, la beauté visuelle éthérée, précise et expressive, la partition musicale charmante et entêtante y contribuent grandement.

Ce petit bijou de la Lituanie de l’époque soviétique est un miracle d’une précieuse concision. En à peine une heure, cette flânerie intemporelle s’échappe dans la pureté et la chaleur délicate d’une journée d’été, au delà des paréidolies des nuages.

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